"Faites sortir les elfes!" ("Bring out the elves!"), a speech by Patrick Chamoiseau

a man stands at a podium, a second man sits in a chair

From left: Tom Trezise and Patrick Chamoiseau at the 2024 Lifetime of Excellence in Fiction Award ceremony at The Center for Fiction in New York City. December 10, 2024

French

Réception du prix de l’excellence au Center For Fiction de New York. 10 décembre 2024.

L’écrivain islandais Thor Vilhjálmsson, me raconta un jour cette très belle histoire. Il admirait beaucoup l’écrivain français Michel Butor, grand partisan du Nouveau Roman. Ce mouvement littéraire avait réussi à élargir les limites de la fiction romanesque, à une époque où celle-ci paraissait ne plus rien comprendre à la complexité du monde. 

Thor Vilhjálmsson appela Butor pour l’inviter à donner une conférence dans son petit pays de rochers, de glaciers, de geysers et de volcans. Quand Vilhjálmsson eut Butor au bout du fil, il lui formula l’invitation la plus chaleureuse qui soit. Michel Butor l’écouta poliment, mais, peu enclin à voyager vers cette île de mousse grise, il lui bredouilla les excuses que les écrivains utilisent pour échapper à une invitation... Qu’il avait du travail... Qu’il était fatigué... Que les voyages en avion ne lui convenaient pas... et-cætera, et-cætera. 

Mais, Thor n’était pas homme à se décourager. Comme il était lui-même un grand romancier, un fils béni de l’art de conter, il eut soudain l’idée qui allait tout changer. Sur un ton mystérieux, il expliqua à Butor que si l’Islande n’était qu’une île de glace et de cailloux, elle détenait malgré tout une vertu extraordinaire qu’il fallait voir absolument. Intrigué, Michel Butor lui demanda : Laquelle ? Nous sommes environ 400 000 habitants, poursuivit Vilhjálmsson, mais la nuit, notre population double pour s’élever à plus de 800 000 âmes ! 
— Ah bon ? Et ... pourquoi ?  s’étrangla Butor. 
—  C’est parce que la nuit, murmura Vilhjálmsson, les elfes sortent des rochers et viennent vivre parmi nous !
— J’arrive tout de suite ! lui répondit Butor. 

Cette petite histoire illustre à merveille l’importance que nous devons accorder à la fiction narrative. Qu’elle passe par la littérature ou par d’autres formes d’expression artistique, son rôle est d’enchanter les ombres qui nous entourent, de faire jaillir des roches et des glaciers, toutes sortes d’éclats et de merveilles. Avant de conquérir la planète, Homo sapiens l’avait d’abord imaginée. Plutôt que de se limiter à une vision utilitaire ou prosaïque, il l’avait enveloppée de ses propres narrations. Ce faisant, avant même de peupler une quelconque géographie, il a de tout temps habité son propre imaginaire. Malgré le bruit et la fureur, l’être humain a toujours su rendre la terre désirable en y projetant de grands enchantements. Homo-sapiens est, par essence, un créateur de mondes. Il a su accompagner ses souffrances, ses résistances, ses pensées, ses fondations, de tous les fastes qui remplissaient ses imaginations. C’est au cœur de ses propres utopies narratives qu’il a trouvé moyen d’inventer des chemins, de dégager des solutions, de gravir les montagnes ou de franchir les océans. 

Face à l’inquiétant paysage d’aujourd’hui – l’effondrement du vivant, les désordres climatiques, les reculs de la démocratie, les spectres du fascisme, du racisme, de la haine et de la division – nous avons besoin, plus que jamais, des puissances de la narration. Nous devons, nous pouvons, imaginer un autre monde, inspiré par ce que la fiction peut nous apprendre de la danse des lucioles et des visites de la Beauté. Nous avons l’obligation de deviner en nous la vie que nous voulons, de rêver ses contours, et de retrouver, dans cette nuit qui menace, la haute capacité à faire sortir les elfes !

C’est avec le sentiment de cette urgence, et de cette certitude, que je me sens proche de ceux qui m’ont précédé ici : Toni Morrison, Kazuo Ishiguro, Wole Soyinka, Salman Rushdie. Nous avons besoin d’eux, et leurs livres font partie de nos armes pacifiques les plus miraculeuses. 

Je pense aussi à ceux qui peuplent mon écriture de leurs présences magiques : à William Faulkner, à Gabriel García Márquez, à Aimé Césaire, à Édouard Glissant, à Frantz Fanon, à Saint-John Perse, à René Char, à Victor Segalen, à James Baldwin, à Zora Neale Hurston... et à tant d’autres !... Je sais que l’on n’écrit pas pour recevoir des distinctions, mais cela fait toujours plaisir de se voir offrir les signes de l’amitié. Des soirées comme celle-ci honorent, avant toute chose, les paysages, jusqu’ici invaincus, de nos littératures. 
C’est d’abord en leur nom que je vous dis merci !

Merci au Center for Fiction.
Merci à ceux qui le soutiennent et à vous tous qui êtes ici ! 
Merci à M. Errol Mac Donald pour son amicale fidélité, et merci à tous ceux qui travaillent pour que la lecture se développe, que la poésie vive et que le livre circule. 
Et maintenant : libérez les lucioles et faites sortir les elfes !

English

Reception for the Lifetime of Excellence Award at the Center for Fiction in New York, December 10, 2024

The Icelandic writer Thor Vilhjálmsson once told me a beautiful story. He was a great admirer of the French writer Michel Butor, who was a major figure of the Nouveau Roman—the literary movement that successfully pushed the novel’s limits at a time when fiction seemed to have lost its grasp on the complexities of the world.

Thor Vilhjálmsson called Butor to invite him to lecture in his native land of rocks and glaciers, geysers and volcanoes. With Butor on the line, Vilhjálmsson extended him the warmest possible invitation. Michel Butor politely heard him out but, disinclined to travel to this island of grayish moss, stammered those excuses that writers use to get out of invitations: he had work to do, he was tired, he didn’t like to fly, etc.

But Thor was not a man so easily discouraged. Being himself a great novelist, a gifted child of the storyteller’s art, he suddenly had an idea that would change everything. In a mysterious tone, he explained to Butor that even if Iceland was just an isle of ice and stones, it still possessed an extraordinary quality that simply had to be seen. Intrigued, Michel Butor asked him, “What might that be?”

“We have around 400,000 inhabitants,” Vilhjálmsson went on, “but at night, our population doubles to over 800,000 souls!”

“Oh, really?" Butor choked out. "And… why?”

“Because at night,” whispered Vilhjálmsson, “the elves leave the rocks and come out to live among us!”

“I’ll be right there!” Butor answered him.

This little story wonderfully illustrates the importance we must place on narrative fiction. Whether it comes in literature or other forms of artistic expression, its role is to enchant the shadows that surround us, to make the rocks and glaciers furnish forth all kinds of dazzlements and wonders. Before conquering the planet, Homo sapiens first imagined it. Rather than limiting himself to a pragmatic or prosaic vision, he wrapped it up in his narratives. In so doing, even before peopling any real country, he always dwelled in his own imagination. For all the sound and fury, human beings have always managed to make the earth desirable by projecting onto it their great enchantments. Homo sapiens is, essentially, a maker of worlds. His sorrows, struggles, thoughts, and creations he’s managed to accompany with all the splendor that’s filled his imaginings. It is in the heart of his own narrative utopias that he has found the means of forging paths, of identifying solutions, of scaling mountains, and of crossing seas.

Faced with today’s disturbing landscape—biospheric collapse, climatic disorders, democratic setbacks, the specters of fascism, racism, division, and hate—we need, more than ever, the powers of narrative. We must, and we can, imagine a different world, inspired by what fiction has to teach us about the dancing of fireflies and the visitations of Beauty. We have an obligation to divine within ourselves the life we want, to dream its contours, and to find, in this gathering dark, the vast ability we have for bringing out the elves!

It’s in the sense of urgency and this certainty that I feel close to my predecessors here: Toni Morrison, Kazuo Ishiguro, Wole Soyinka, Salman Rushdie. We need them, and their books are among the most miraculous of all our peaceable weapons.

I am thinking, as well, of those who people my writing with their magical presences: of Wiliam Faulkner, of Gabriel García Márquez, of Aimé Césaire, of Édouard Glissant, of Frantz Fanon, of Saint-John Perse, of René Char, of Victor Segalen, of James Baldwin, of Zora Neale Hurston… and of so many others! … I know that we do not write for the awards, but it’s always a pleasure to be offered these signs of friendship. Evenings like this honor, more than anything else, the yet-unconquered landscapes of our letters.

It is in their name first that I thank you!

Thank you to the Center for Fiction.
Thank you to its supporters, and to all of you here!
Thank you to Mr. Errol MacDonald for his steadfast friendship, and thank you to all who work to ensure the growth of reading, that poetry lives, and that books get read.
And now: set the fireflies free—and go bring out the elves!